Les constats du Hackerspace féministe "Le Reset"

Le Reset était un hackerspace queer et féministe à Paris. Dans une conférence à Pas Sage en Seine, ses membres reviennent sur sa raison d'être. J'y vois une occasion de mettre le doigt sur les rapports de genre qui existent aussi dans le numérique.

Le texte qui va suivre est ma synthèse de la première partie d’une conférence donnée par Ag3m, Zora et Hypsoline du Hackerspace “Le Reset”. La conférence s’est tenue en 2017 lors de l’évènement Pas Sage En Seine, et avait pour objectif de revenir sur les raisons de la création de ce lieu, son fonctionnement, etc.

La première partie, pour expliquer la raison d’être de ce lieu, revient sur “pourquoi les milieux geeks habituels ne sont pas en mesure d’accueillir convenablement les femmes et personnes queer”.

J’en retire 4 grandes idées, expliquées en détails avec des exemples plus bas :

  • Les milieux geeks s’intéressent seulement aux besoins/problèmes des hommes
  • Les milieux geeks donnent l’impression aux femmes/personnes queers de ne pas être à leur place
  • Les milieux geeks ne permettent pas aux femmes/personnes queers de se former au numérique
  • Les milieux geeks sont infantilisants pour les femmes/personnes queers

Les parties suivantes de la conférence se consacrent aux différentes solutions. Pour ce billet, je voulais me concentrer uniquement sur ce constat de départ, pour avoir une synthèse écrite à laquelle me référer.

Si vous voulez écouter la conférence en entier, c’est ici :

Vidéo Le Reset, hackerspace féministe - Ag3m / Zora / Hypsoline - Pas Sage En Seine

Pourquoi il n’y a pas de femme dans le numérique ?

Les deux raisons sont l’appréhension et la sensation d’illégitimité. Ce résultat là est le fruit de tout un tas d’expériences qui remontent à la petite enfance, dans l’éducation genrée. les éléments de langages, la littérature, la culture, les moeurs

Voir “Du côté des petites filles” par Elena Gianini Belotti.

Il y a ensuite un rapport de force qui se prolonge dans l’orientation professionnelle : les filles sont plus facilement envoyées vers les métiers du services (santé, secrétariat, commerce, etc.) et les garçons vers les métiers techniques, de sciences dures, dans des filieres qui les amènent vers des postes de cadre et à responsabilité. Autrefois, les parties de l’informatique était peu valorisées - opérer les ordinateurs était peu valorisé et donc largement féminin. Avec l’arrivée des micro-ordinateurs, le regard a changé, l’activité a été valorisée par la société, et le métier s’est très fortement masculinisé.

En dehors du cadre professionnel, les femmes souffrent de harcèlement en ligne (27x plus que les hommes), et s’afficher en tant que femme sur Internet peut être dangereux (exemple des raids sur Mar_lard, du gamer gate). Malgré tout ça, 83% des femmes estiment tout même qu’Internet est un outil superbe qui leur a permis de s’émanciper.

Voir l’interview de Marion Coville par Xavier de la Porte : partie 1, partie 2.

Les milieux geeks s’intéressent seulement aux besoins/problèmes des hommes

Il y a une très forte inadéquation entre les besoins des femmes et des personnes queer et les solutions qui sont proposées dans les milieux geeks. Par exemple, dans les Crypto Party et les cafés vie privée, on va apprendre des trucs techniques (chiffrer ses emails, utiliser Tor, etc.). Ces outils vont être proposé pour répondre à un modèle de menace, mais ce modèle on ne le définit pas ensemble lors de l’atelier : il est choisi en amont par l’organisateur dudit atelier. Si il y a des personnes qui viennent et dont le modèle de menace ne nécessite pas de chiffrer leurs emails (par exemple), on ne répond pas du tout à leur besoin.

Exemple : un tweet de Andy Wingo : when your threat model includes the fbi, the nsa, rogue cryptographers, backdoored µcode, RF exfiltration, but not rapists or literal nazis.

Pré-supposer des besoins des usagers avant d’en avoir discuté avec eux, ça ressemble à du paternalisme. En conclusion, il faut inclure les personnes concernées dans l’organisation, dans la réalisation, dans le public : à toutes les étapes.

Ça rejoint des réflexions sur l’éducation populaire :

La posture d’éducation populaire est une posture d’accompagnement. Il ne s’agit pas de transmettre, et encore moins de convaincre, mais d’accompagner la production d’une pensée critique, en partant de là où en sont les gens, et non pas de là où on voudrait qu’ils en arrivent.

Par exemple, Au Reset, les ateliers sur la securité en ligne ont été orienté vers la protection face au cyber-harcèlement, que ce soit de groupe (comme JVC) ou individuelle, comme des meuf stalkées par leurs ex-compagnon. Pour comprendre comment on arrive là, il faut s’interroger sur comment les besoins sont identifiées : par rapport à un sujet masculin, blanc, hétérosexuel, valide, etc. C’est hyper important de nommer ce sujet (mec blanc etc.) car on a l’impression qu’il est “neutre”, que c’est le modèle de menace de tout le monde, alors que non, ça correspond aux besoins d’une partie de la population seulement.

En faisant exister le fait qu’il y ait “un sujet”, on peut définir le notre (femme, mec trans, etc.), qui a des besoins différents, et donc besoin de réponses différentes.

Les milieux geeks donnent l’impression aux femmes/personnes queers de ne pas être à leur place, d’être des imposteurs ou des faire-valoirs

Dans les hackerspaces traditionnels, il y a beaucoup d’hommes jeunes hétéros et surtout formés techniquement, qui ont confiance dans leurs compétences réelles, ou même dans leurs compétences supposées. En effet, ce n’est pas rare d’avoir des gens avec peu de compétences mais qui se sentent très à l’aise, qui vont expliquer plein de choses, même si au final ils ne sont pas très au courant. Cette aisance, cette confiance, ça fait parti de l’identité de genre.

Une autre particularité pour les femmes, ça va être soit d’être sexualisées, soit invisibilisées. C’est à dire soit un déni de présence, soit un déni de compétence.

La première fois où j’ai voulu faire du lockpicking, j’ai attendu ma place, et on m’a dit “ça serait bien que tu bouges car il y a quelqu’un qui veut le faire”. Personne avait imaginé qu’en tant que meuf j’étais là pour le faire et j’en avais envie.

On parlait de milieux sexistes et menaçants : ça a aussi lieu en vrai. Parfois c’est même un regard exotisant qui est porté, par exemple, pour les personnes trans’, qui vont devenir “LA” personne trans’ du lieu, on parle alors de token.

Tout ces éléments conduisent à un syndrome de l’imposteur qui confine selon elles à un gas-lighting systémique. Le gas-lighting ça consiste à faire croire à quelqu’un ce qui est arrivé n’a jamais été fait, n’a jamais été dit, ou de remettre en question en permanence ce qui est dit. Au final la personne ne comprend plus rien à ce qu’il se passe, se dit “je suis complètement folle”, et elle perd la notion de ce qui est vrai/faux, ça réduit l’indépendance, etc. À l’origine le gas-lighting ça se produit dans le cadre des relations interpersonnelles (au sein d’un couple par exemple), mais le constat du Reset c’est qu’on a des mécaniques qui ressemblent a l’échelle du numérique.

Les milieux geeks ne permettent pas aux femmes/personnes queers de se former au numérique

La do-ocratie, qui est un grand principe hacker, l’idée que “chacun a de l’influence ou du pouvoir à la mesure de ce qu’il fait”. Ce genre de façon de faire, c’est agréable mais c’est toujours les mêmes personnes qui font, celles qui ont les mêmes compétences de base, et qui ne se rendent pas compte que ce sont des connaissances, un socle commun à leur groupe qui n’est pas partagé.

Du coup il n’y a pas de passage prévu entre “rien savoir” et devenir “un gros geek” de manière collective. La plupart du temps, les formations ne sont pas pour vrais débutants. Il y a toujours des bases implicites, qui semblent normales aux gens dans la pièce, et on peut se sentir très très mal quand on a aucunes bases. L’autonomie elle n’est pas garantie dans ce genre de moment. On n’a pas moyen d’accéder à des choses où on comprend ce qui est dit alors que c’est appelé “formations pour débutant”. Du genre :

- moi je ne code pas du tout
- ah, tu fais du javascript ?
- non, non, je ne code pas

Ce n’est pas drôle pour la personne qui le vit et qui se sent super nulle après ça.

Les milieux geeks sont infantilisants pour les femmes/personnes queers

Parfois les pratiques d’inclusion tiennent aussi de l’infantilisation : elles créaient un dépendance “au geek de service”. Un outil conçu pour “être simple à utiliser” masque potentiellement beaucoup de complexité derrière son “interface”. Au cours de son utilisation, quand un problème arrive, on ne peut plus gérer l’interface, on se retrouve démunie et dépendante “du geek de service”.

Par exemple, Yunohost, c’est génial, ça permet de s’émanciper de Google, c’est très simple, très utile, on a une interface intuitive. Mais dès lors qu’on veut comprendre et fouiller le code, on ne peut pas. Et c’est souvent comme ça que les projets “noob-friendly” vont être fabriqués : l’interface va cacher la complexité mais ne gérera pas tous les cas, quand tu tombes dans un cas particulier pas supporté par l’interface, ça devient tout de suite méga-compliqué et t’es livrée à toi même.

Un autre exemple que j’ai vécu, ce sont des geeks qui installent du Linux sur des ordinateurs de leur entourage. Ça fonctionne bien pour les usages quotidiens, mais pour installer les logiciels ou les mises à jour, l’interface graphique est souvent cassée. Les personnes se retrouvent là encore démunies, et d’ailleurs le geek ne répond pas toujours présent.

En conclusion

Avec cette présentation, on a un point de départ pour notre réflexion : ce ne sont pas des actes, des comportements malintentionnés, conscientisés comme hostile aux femmes et aux personnes queer qui font que nos espaces sont hostiles, mais des trucs plus profonds.

Des trucs qui sont liés à notre identité de genre, à notre culture, à notre sociabilisation, à notre formation, qu’on ignore, qu’on fait sans s’en rendre compte, sans la volonté de blesser ou faire du mal. C’est d’ailleurs là où se situe le scandale - ou l’enjeu - d’un point de vue féministe : décrire ces situations, mettre des mots dessus, les dénoncer.

C’est d’ailleurs aussi pourquoi le “je ne savais pas” passe aussi mal, car c’est aussi la possibilité d’existence de cette ignorance qui est décrite, cette insouciance, identifiée comme un privilège qui participe à l’aspect scandaleux de la situation.

Cet aspect “critique” de la situation ne représente qu’un tout petit morceau de la conférence complète, qui s’attache à proposer de nombreuses solutions (accueillir les gens, les faire se sentir bien, avoir un programme de formation, ce que ça veut dire “partir de zéro”, etc.), qui dans son ensemble est très constructive - et très dense aussi ^^.

Une autre conférence, Du plaisir de lutter ensemble : refonder nos liens associatifs - quota_atypique - Pas Sage En Seine, propose des pistes pour faire converger les luttes, particulièrement LGBT et numérique, pour que, malgré les différences de culture, on arrive à construire “une mini-société moins violente”.

Mais, là, tout de suite, il me semblait important de commencer par poser les bases, reconnaître qu’il y avait un conflit, un mal être, une injustice, une oppression, avant de chercher à dépasser tout ça.